La critique photographique
« Il y en a qui aiment mes photos : tant pis !!! »
Jean-Loup Sieff
Question : Quelle est la valeur de la critique photographique ???
Réponse courte : Ça dépend : ça peut être beaucoup mais ça peut être rien.
Réponse longue : …
La critique photographique est une activité pratiquée par tous : on regarde des photos des amis et on dit qu’elles sont « stunning », des photos sont soumises dans les forums pour être commentées, les photos sont jugées et classées dans les concours photographiques ou dans les réunions des photo-clubs. Assez souvent, seuls les points négatifs sont soulevés.
Ce qu’on oublie souvent est qu’une critique photographique n’est rien d’autre qu’une évaluation subjective, et cela même si on affirme que les critères sont objectifs. Ce n’est jamais un jugement définitif et ça devrait toujours commencer par quelque chose comme : « À mon avis… » ou « Je pense que… ».
La critique photographique est toujours fondée sur un critère ou un ensemble de critères. Et c’est ça le problème : c’est comme si seules les photos répondant à ces critères étaient dignes d’être appréciées. Décortiquons un peu cet état des choses…
En photo, il y a les règles techniques qui sont largement expliquées dans des très nombreux livres pour amateurs (et même professionnels), avec des titres tels « Composez, réglez, déclenchez ! », « Pratique de la composition », « Pratique de l’exposition », … Il est surement utile de connaître tous ces conseils mais, faut-il les suivre à la lettre ? Bien sur que non ! Et il y a plusieurs raisons pour les transgresser.
La première raison est tout simplement le fait que le photographe est un être humain doté d’un cerveau et capable de réfléchir. Une règle est une opération qui peut être automatisée et programmée, puisque parfaitement définie. Cela veut dire, tout simplement, qu’il serait parfaitement possible de construire et programmer une machine (bref, un robot) avec ces règles et il serait parfaitement capable de réaliser toutes les photographies possibles de la catégorie « bonnes photos ». Ce qui est, bien entendu, un absurde. Or, l’activité artistique étant une « activité de l’esprit », on ne peut créer une oeuvre d’art qu’en transgressant les règles, « ce programme de la machine », tel qu’exprimé par Vilém Flusser dans « Pour une philosophie de la photographie » [4]. A son tour, Lazlo Moholy-Nagy considère que « l’ennemi de la photographie, c’est le conventionnel, les règles rigides des modes d’emploi ».
Transgresser les règles peut être une question de style. Par exemple, un des conseils pour faire une bonne photo est d’éviter la présence d’éléments « gênants », des éléments sans rapport avec l’objet de la photographie. Et bien, je suis très content justement quand j’arrive à placer un objet étranger dans mes photos à condition de garder une certaine esthétique. La raison est toute simple : dans la vie réelle, les idées, ou gestes, les actes, … ne sont jamais perceptibles et identifiables tout de suite, ils sont toujours mélangés avec des éléments étrangers et c’est à chacun de les identifier et choisir ce qui est pertinent ou pas. Je ne fais que reproduire, dans mes photos, ce qui se passe à chaque instant dans nos vies. Certains photographes, amateurs ou professionnels retouchent leurs photos pour enlever ces éléments. Personnellement, je ne le fais pas.
Les règles peuvent aussi évoluer dans le temps. Un des exemples très connus est celui d’une photographie prise par Jacques-Henri Lartigue lors d’une course automobile en 1906 : cette photo avait un « défaut » lié à une combinaison d’un objet en mouvement, une vitesse de déclenchement lente et un appareil avec obturateur vertical. Lartigue a considéré, sur le coup, que c’était une photo ratée, c’était le jugement de l’époque. Il a retrouvé cette photo 40 ans après, a changé d’avis et, finalement, cette photo est considérée comme étant une des icônes du siècle dernier. En fait, ce « défaut » est quelque chose qui suggère le mouvement dans l’image. Les ombres portées et les reflets dans les vitres sont deux autres exemples de défaut, selon les règles de l’époque, qui sont devenus des éléments de créativité artistique quelque temps plus tard.
Dans Fautographie [2] (un petit livre très intéressant), Clément Chéroux étudie, entre autres choses, les raisons des photographies ratées… et montre comment et pourquoi certaines photos ratés finissent par devenir des vraies réussites. Certains photographes – Man Ray ou Lazlo Moholy-Nagy – provoquaient volontairement des erreurs à des fins expérimentales alors que d’autres – Darget, Luys ou Baraduc – les subissaient inconsciemment et avaient une mauvaise interprétation.
Par ailleurs, tout grand photographe a un style particulier souvent lié à la transgression d’une règle – des « erreurs » volontaires. Ils connaissent les règles, les transgressent tout en sachant pourquoi;
Dans les sites dédiés à la photographie on voit des critiques parfois très sévères et on peut se demander si le commentaire ne sert juste à satisfaire une déviation psychologique du commentateur, ou si le commentateur a des connaissances suffisantes pour émettre un quelconque point de vue. Ce sont, le plus souvent, des amateurs qui se prêtent à ce jeu, mais on trouve aussi des professionnels techniciens excessivement pointilleux qui ne regardent que la technique.
Lors d’une réunion dans un club-photo j’ai présenté une série de photos de fleurs prises pendant la nuit : des fleurs dans des arbres et arbustes (une forme de performance connue par l’expression « un parcours sous contrainte« ). Un « défaut » a été signalé : il manquait un morceau d’une feuille, probablement mangé par un insecte. Or, c’était une photo de la nature et pas une photo de studio. Je me suis demandé, à voix basse, si les femmes qui ne sont pas conformes aux canons de beauté avaient le droit d’être photographiées… Ce n’est pas une photo extraordinaire, mais la raison n’est pas celle-là.
Dans les réseaux sociaux spécialisés en photographie (p. ex. http://500px.com) les abonnés sont mis en situation de concurrence, chacun essaye de placer ses photos parmi les plus populaires avec un processus de notation assez obscure et « secret » (sic). Le comportement résultant est assez étonnant : pour inciter les autres à venir voter pour ses images, chaque abonné doit visiter les photos de ses « amis », cliquer sur « J’aime » et laisser un commentaire excessivement aimable (« stuning », « awesome », « great capture », …) et nominatif pour indiquer qu’il est passé par là et qu’il attend être remercié de la même façon. En même temps, d’autres abonnés anonymes attribuent, sans aucune explication, des votes négatifs pour plomber les photos concurrentes dont le score commence à monter. Ce sont, en fait, juste des réseaux sociaux déguisés en sites spécialisés en photographie. Par ailleurs, les créateurs et développeurs de ces sites n’ont pas, en général, aucune expérience ni professionnelle ou académique en photographie, ce sont juste des gens qui font du business.
Certains organismes organisent des concours photographiques. On peut déjà se demander quel est l’intérêt de se mesurer à d’autres photographes, vu que les critères sont toujours subjectifs et donc critiquables. Avez vous entendu parler d’un concours auquel des photographes tels Cartier-Bresson, Doisneau, Brassai, Salgado, … auraient participé ??? Concourir en vue d’obtenir une bourse, pour quoi pas ? Une catégorie qui me semble aberrante est le concours d’images projetées. Des images sont projetées devant un jury qui a quatre secondes pour juger et noter chaque photographie. Cela veut dire que le contenu de l’image doit être complètement assimilé au bout de ce délai très court. Sauf une extraordinaire capacité d’appréciation des juges, toute photographie ayant un contenu poussant à la réflexion ou à l’interprétation sera mal évaluée. C’est comme vouloir lire et apprécier correctement un livre de photos de 150 pages en seulement 10 minutes.
Des situations extrêmes peuvent arriver, en photographie documentaire ou journalistique, où l’important est d’enregistrer le moment – les considérations esthétiques et de réglages de l’appareil sont des préoccupations lointaines. Citons comme exemple, les célèbres photographies prises par Robert Capa où il a enregistré la mort d’un soldat loyaliste en Espagne en septembre 1936 et le débarquement des forces alliées le 6 juin 1944, ou encore les photos prises par des SonderKommando en Auschwitz pour sensibiliser les pays occidentaux de ce qui se passait dans ce camps [3].
N’oublions pas de citer les images prises par des férus de la technologie moderne, des photos merveilleuses, dont la qualité apparente vient plus de l’appareil ou du logiciel de post-traitement que du photographe.
Il y a aussi le coté affectif. Une photo mal cadrée ou mal exposée d’un enfant peut avoir une valeur sentimentale immense. Roland Barthes dans son livre « La chambre claire » raconte sa quête d’une photo de sa mère dans un lot. Il n’a trouvé qu’une seule qui correspondant à l’image qu’il avait d’elle. La photo n’apparait pas dans le livre et on reste sans savoir si la photo correspondait ou pas à des critères, par exemple, esthétiques. En tout cas, il serait surement déplacé de dire à Roland Barthes que la photo de sa mère était une mauvaise photo.
Et le côté psychique… une photo peut contenir des éléments impliquant personnellement celui qui la regarde, par exemple, une personne ressemblant fortement quelqu’un qui dans le passé lui a rendu heureux ou, au contraire, infligé une forte souffrance. Ces éléments peuvent être suffisament forts pour modifier l’objectivité de celui qui examine la photo. Ce aspect est examiné dans, par exemple, l’avant dernier chapitre du livre de Serge Tisseron [8].
On peut dire qu’en photographie il y a deux grandes catégories de photographes : les photographes artistes et les artistes photographes. Il y a aussi une troisième constituée par ceux qui sont à cheval sur les deux – je cite, p.ex. Man Ray. On peut décrire les extrêmes par une caricature. Dans la première catégorie on trouve ceux pour qui la technique et la qualité du matériel sont des éléments essentiels, le résultat recherché est justement le respect des règles déjà mentionnées, la finesse des contours, … ce sont des acteurs qui manient parfaitement leurs appareils. Dans l’autre extrême, celui des artistes photographes, on trouve des gens qui prennent des photos avec des appareils pour amateurs et qui parfois ne dominent même pas les réglages de base, tels l’ouverture, le temps d’exposition ou la profondeur de champs.
Assez souvent, en photographie contemporaine (ou photographie plasticienne), le plus important n’est pas la esthétique de l’image mais le pourquoi et le comment les photos ont été prises [6]. C’est le cas, par exemple, des photographies prises lors d’une performance artistique ou alors quand les photographies constituent, elles mêmes, la performance. Dans ces photos, ce qui doit être apprécié n’est, en général, pas juste le coté esthétique.
Mais que ce soit en photographie contemporaine ou pas, il arrive souvent que l’intérêt d’une photographie ne peut être perçu immédiatement. Ian Jeffrey dans « Le sens caché de la photographie » [5] ou John Szarkovski dans « Looking at photographs » [7] analysent quelques centaines de photographies, parfois anodines, mais avec un contenu, à première vue, invisible. Dans cette photo de Daido Moriyama, en apparence mal cadrée et avec le contraste poussé à l’extrême, on ne voit l’intérêt que lorsqu’on apprend que le travail de l’artiste, dans cette période, était de montrer le coté sombre de la vie urbaine, et c’est à ce moment qu’on se rend compte que l’on retrouve le regard terrible de ce chien errant dans des êtres humains, aussi errants, que l’on croise parfois dans la rue.
Une de mes photos, prises dans le métro parisien, a aussi subi des commentaires défavorables à cause de la tonalité globalement sombre. En fait, la photo avait été intentionnellement noircie pour faire ressortir le sentiment de malaise et de claustrophobie que je ressens dans le transport souterrain.
Ces deux exemples montrent que parfois la photo seule ne suffit pas à une critique. Il faut l’évaluer vis-à-vis d’un contexte, d’un objectif artistique ou d’un message à transmettre, message qui n’est pas toujours connu.
On voit donc bien que ces deux populations (photographes artistes et artistes photographes) ont des points de vue qui peuvent être contradictoires et qui, sans aucun doute, sont à l’origine d’erreurs d’appréciation.
Robert Adams, photographe américain expérimenté, après une carrière où il a vu et subit la critique photographique, propose dans son livre « Essais sur le beau en photographie » [1] une attitude qui est de ne commenter que les aspects positifs des photographies. Et s’il n’y en a pas, il est préférable de ne rien dire.
Après tout, l’appréciation d’un travail artistique relève, heureusement, du goût de chacun. Une oeuvre d’art réveille des sentiments ou des sensations. En tant que récepteur, c’est à chacun de juger si ce que l’on nous dit doit être pris en compte ou ignoré.
En conclusion, la critique photographique est parfois utile, mais il faut savoir sur quels critères la photo est évaluée et jamais considérée comme jugement définitif sans appel.
Mais… Mais tout ceci ne veut pas dire que toutes les photos sont bonnes…
Références :
[1] Robert Adams, Essais sur le beau en photographie – Fanlac, 1996
[2] Clément Chéroux, Fautographie – Petite histoire de l’erreur photographique – Editions Yellow Now, 2003
[3] Georges Didi-Huberman, Images malgré tout – Editions de Minuit, 2003
[4] Vilém Flusser – Pour une philosophie de la photographie – Circé, 2004
[5] Ian Jeffrey, Le sens cachée de la photographie – Ludion, 2009
[6] François Soulages et Marc Tamisier, Photographie contemporaine & art contemporain – Klienksieck, 2012
[7] John Szarkovski, Looking at photographs – Museum Of Modern Art, 1999
[8] Serge Tisseron, Le mystère de la chambre claire – Champs arts – Flammarion, 1996